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INFODÉMIE : Cultiver l’esprit critique

Actualité publiée il y a 4 années 1 mois 4 semaines
Perspective du Dr Marc PILLIOT
Avec la pandémie de la Covid-19, nous ayons basculé simultanément vers une nouvelle pathologie des Temps modernes, appelée par certains « infodémie » (Visuel AdobeStock_343148749)

« L'ignorant affirme, le savant doute, le sage réfléchit » (Aristote).

Au niveau du Savoir, il y a les choses que l’on sait, les choses qu’on sait qu’on ne les sait pas, mais malheureusement il y a aussi les choses qu’on ne sait même pas qu’on ne les sait pas. Pour progresser dans la Connaissance et pour vivre en société, nous avons besoin de confiance. « Toute société, toute culture est fondée sur les découvertes et les connaissances accumulées depuis des siècles. La société se construit à partir de notre confiance dans les avancées de notre Culture et grâce à notre capacité d’exploiter les connaissances produites par d’autres » (1). Ainsi, nous faisons confiance aux ingénieurs qui ont conçu notre voiture, au charpentier qui construit notre toit, au conducteur qui nous transporte dans un TGV, au médecin qui nous soigne, aux enseignants de nos écoles et de nos facultés. Dans la vie courante, pour prendre une décision, nous nous guidons en fonction de notre jugement et aussi selon les conseils d’autres personnes. Ainsi, nous accordons notre confiance aux informations que nous avons collectées et à leurs sources.

Mais attention ! Les autres peuvent aussi nous tromper, par ignorance ou par malveillance. Il n’est pas prudent de toujours faire confiance « à l’aveugle ». Alors, si la confiance est obligatoire, la vigilance est tout aussi nécessaire, d’autant plus que les informations sont parfois très divergentes.

 

De tout temps, il y a eu des rumeurs, des vérités assenées par certains et rejetées par d’autres. Mais, dans notre monde moderne, nous sommes confrontés à une profusion d’informations faciles d’accès, partout et à tout moment. A titre d’exemple, recherchons sur Internet des informations sur « les masques de protection » : en 0,61 secondes, nous obtenons plus de 210 millions de références.

Il y a de quoi déstabiliser toute personne cherchant une information.

Par ailleurs, depuis plusieurs années, la recherche est d’autant plus difficile qu’elle peut être souvent parasitée par de fausses indications, par des « fake-news ». L’ampleur du phénomène est en rapport avec notre façon de « penser le monde » : tout ce qui provoque l’émotion capte beaucoup plus facilement notre attention, reste plus fortement marqué dans notre mémoire et sera ainsi plus largement partagé.

De ce fait, sur les réseaux sociaux, les idées ayant un impact émotionnel négatif (peur d’une maladie, par exemple), ou celles ayant un effet de surprise, circuleront bien plus facilement que les idées fondées sur des faits objectifs et des preuves.

La peur et le sensationnel sont des capteurs d’audience très efficaces et, avec le piège des fortes émotions, il devient facile de nous faire tomber dans l’irrationnel : c’est ainsi que nous sommes piégés et vite confrontés aux préjugés, aux convictions, voire aux idéologies.

Dans cette illusion de Fick, contrairement à notre impression, le chapeau est aussi large que haut.

L’infodémie, une pathologie des temps modernes 

Ne soyons donc pas surpris que, avec la pandémie de la Covid-19, nous ayons basculé simultanément vers une nouvelle pathologie des Temps modernes, appelée par certains « infodémie », c’est-à-dire une dangereuse surabondance d’informations. En effet, pendant que le virus se répandait dans le monde, des messages inexacts et contradictoires ont proliféré sur les réseaux sociaux, provoquant ainsi de la confusion et des comportements irrationnels et inadaptés.

Nous avons déjà vécu ce phénomène lors de l’épidémie du Sida (VIH) : à cette époque-là, les fausses informations ont alimenté le rejet social et la discrimination, empêchant parfois les personnes à risque d’aller vers les services de santé et de protection sociale.

 

Les épidémies ont été fréquentes dans l’histoire. Elles étaient d’autant plus destructrices que l’on n’en connaissait pas la cause : c’était ainsi l’ouverture à tous les fantasmes religieux et à la résignation. Mais les dégâts restaient souvent géographiquement limités car il y avait peu de déplacements. Tout a basculé pendant le 20ème siècle avec l’augmentation des mouvements de population et notamment après 1950, avec l’utilisation de transports aériens rapides. Par ailleurs, la première surveillance d’une pandémie par un réseau international n’est survenue que tardivement, avec la grippe de Hong Kong (1969).

 

Quatre grandes épidémies de grippe A ont eu lieu au 20ème siècle (2,3) :

  1. 1918 (A-H1N1), grippe espagnole : environ 50 millions de morts (4), chiffre d’autant plus important que cette grippe survenait à la fin d’une guerre longue et épouvantable, sur des populations fragilisées, précaires et ayant peu d’accès aux soins. A cette époque-là, la population mondiale était de 1,8 milliards d’individus alors qu’elle est actuellement de 7,8 milliards (5) : une différence dont il faut aussi tenir compte.
  2. 1957 (A-H2N2), grippe asiatique, de Chine : environ 2 millions de morts (2,3).
  3. 1969 (A-H3N2), grippe de Hong Kong : un million de morts dont près de 40.000 en France (2,3). Cette grippe a provoqué des fermetures d’écoles et de commerces, une perturbation des transports, une baisse de la capacité industrielle. Pourtant, personne ne s’en souvient. Elle fut prise à la légère par les médias et les politiques (6) : la société était beaucoup plus tournée vers le progrès économique et social et vers la libération des mœurs. En outre, la mortalité survenait surtout chez les plus de 65 ans, d’où une probable indifférence car l’espérance de vie, à cette époque-là, était de 68 ans pour les hommes et de 75 ans pour les femmes (7). En fait, c’est seulement à partir de l’été 2003, au moment de la canicule, que la société s’est émue de la mortalité des aïeux.
  4. 2009 (A-H1N1) : 203.000 morts dans le monde selon les dernières études de l’OMS, mais avec une mortalité plus marquée chez les moins de 65 ans (8).

 

En général, la grippe tue entre 290.000 et 650.000 personnes par an (OMS (9)).

La plupart des décès surviennent parmi les personnes âgées de plus de 75 ans et dans les régions les plus pauvres du monde.

En comparaison, en 2018, dix millions de personnes ont contracté la tuberculose et 1,5 millions en sont mortes (10) (dont 251 mille porteurs du VIH). On en parle moins, probablement pour une raison cynique : plus de 95 % des cas et des décès se produisent dans les pays en développement.

Le 21 octobre 2020, à travers le monde, plus de 41 millions de personnes ont été atteintes par le coronavirus Sars-Cov-2 et plus de 1,12 million en sont morts (11).

En France, à la même époque, nous avions près d’un million de cas recensés et plus de 34.000 décès (11).

On comprend que tous ces chiffres soient inquiétants, d’autant plus que des mesures inhabituelles, drastiques et contraignantes ont été imposées dès le mois de mars et qu’on les renouvelle maintenant.

 

L'anxiété, la peur et le déni : dans l’ambiance générale de la société rodent l’anxiété et la peur, émotions négatives qui favorisent la perméabilité aux fantasmes, à l’irrationnel, aux croyances, voire aux affirmations péremptoires diffusées sur Internet.

D’autres utilisent le déni,

une façon comme une autre de se rassurer et de se défendre contre l’inquiétude ambiante. Ce sont généralement des gens qui se sont construits, à travers leur propre histoire, dans l’opposition aux autres, dans la dissidence ou dans la singularité : je ne suis pas comme les autres, je suis libre et indépendant, je ne veux pas me soumettre, je m’oppose à ce masque qui me bâillonne, je m’oppose à… etc…. Mais, là aussi, sans s’en rendre compte, ces gens-là sont encore dans la réaction émotionnelle ; là aussi, il n’y a plus vraiment d’esprit critique. Par ailleurs, dans le monde politique, comme d’habitude, il y a toujours des « Y a qu’à » et des « Faut qu’on », dont le souci est de toujours critiquer le gouvernement en place mais qui, en fait, n’en savent pas plus que les autres. Et enfin, pour tout compliquer, même certains scientifiques, voire certains médecins, peuvent perdre leur rigueur logique et leur rationalité : Ah ! quand l’émotion, la vanité ou l’orgueil nous tiennent à notre insu ! Dans une telle cacophonie, toutes les portes sont ouvertes pour avaler, sans discernement, les fausses informations, voire les théories du complot, d’autant plus que les algorithmes des réseaux sociaux sont maintenant capables de nous enfermer dans une bulle « d’amis » raisonnant avec les mêmes convictions que nous : univers clos, fait d’affirmations péremptoires, sans arguments différents et sans véritable discussion.

 

Il est difficile de s’y retrouver, d’autant plus qu’il s’agit d’une infection totalement inconnue au départ. Maintenant que nous avons un peu de recul, nous savons qu’il s’est passé beaucoup de temps entre les premiers flux de diffusion du virus et l’apparition de ses conséquences mondiales. Les scientifiques commencent à comprendre la façon dont la pandémie s’est propagée à travers le monde, dans l’espace et le temps (12,13). Pendant les 1ères semaines, les premiers mois, nous avons manqué des opportunités : des interventions intensives et ciblées pour détecter et isoler les premiers cas se sont révélées très efficaces ; « bien appliquées, ces mesures auraient pu éteindre les premières étincelles avec succès » (13). Hélas, « l’absence de régulation des voyages au début de l’épidémie a ouvert une brèche qui a permis au virus de déclencher des flambées majeures en Europe et en Amérique du Nord » (13). Cela veut dire qu’

il aurait fallu déjà réagir alors que l’on ne voyait pas encore le danger.

Le manque de réactivité de nos sociétés nous aura coûté cher. Nous le savons maintenant, et pourtant nous continuons dans nos contradictions : nous savons que ce virus perfide se propage sournoisement avant que sa diffusion n’explose en de multiples foyers, aggravant ainsi brusquement la situation. Et pourtant nous continuons à palabrer et à contester ; nous restons dans l’émotionnel, envahis par des discussions enflammées entre ceux qui veulent rester optimistes et ceux qui sont facilement pessimistes.

 

Savoir comment fonctionne notre cerveau 

Alors, essayons de recentrer le débat et revenons aux propos du début de ce texte ; revenons aux notions de confiance et de vigilance. Et pour commencer, réfléchissons à notre manière d’aborder la réalité du monde. Pouvons-nous toujours faire confiance à notre cerveau ? Par exemple, si vous observez l’image du chapeau ci-dessus, pensez-vous que le chapeau est moins large que haut ? Cette illusion de Fick nous surprend car les longueurs réelles sont perçues plus longues à la verticale qu’à l’horizontale (14). En effet, contrairement à notre impression, le chapeau est aussi large que haut... AB = CD Tous nos sens peuvent nous tromper de différentes façons, dans nos contacts, dans nos déplacements, dans la nature, dans la vie courante. En vérité, notre cerveau ne fait pas une « photographie de la réalité », mais plutôt une « interprétation » des informations envoyées par nos organes sensoriels.

 

A vrai dire, « l’Évolution a calibré notre perception du monde afin que nous puissions rapidement réussir des fonctions cruciales et vitales (1), comme se déplacer et s’orienter dans un espace à trois dimensions, éviter des dangers, rechercher de la nourriture, procréer… ». Mais, pour analyser cette image en deux dimensions, ce système intuitif est inadapté et induit notre cerveau en erreur. En effet, pour appréhender le monde de façon rapide et efficace, notre cerveau utilise des processus intuitifs et inconscients (1) qui, parfois, peuvent nous jouer de vilains tours :

  • La tendance à créer des catégories est pratique pour identifier rapidement les objets et les situations, nous permettant ainsi d’interagir plus facilement avec notre environnement. Dans l’immédiat, nous savons si nous sommes en ville, si nous pouvons traverser la rue, s’il y a des voitures ou un cycliste ou bien des travaux. Nous faisons cela de façon totalement intuitive, sans nous en rendre compte. Mais cette aptitude peut aussi nous conduire à des raccourcis trompeurs : c’est ce qui nous arrive parfois lorsqu’on « catégorise » certains groupes de personnes, ou bien encore lorsqu’on se fait des illusions sur les sentiments des autres.
  • Donner du sens à ce qui se passe dans notre environnement est une stratégie prudente, héritée de notre passé évolutif d’Homo Sapiens. Un bruit dans les feuillages d’une forêt peut être banal, mais il peut s’agir aussi d’une branche qui tombe ou d’un sanglier qui fouine derrière un bosquet. Chercher du sens est donc un acte intuitif de prudence. Mais cela nous conduit aussi à négliger le hasard : pour juger le niveau d’un élève, il est préférable de faire la moyenne de ses notes plutôt que de le juger sur une seule note qui sera peut-être le fruit du hasard. Ainsi, dans nos observations, nous pouvons croire à des régularités là où il n’y en a pas.
  • Pire encore, il nous arrive de donner du sens en simplifiant. C’est ce qui se passe lorsqu’on confond « corrélation » et « relation de cause à effet » : ce n’est pas parce que deux évènements surviennent dans le même temps que l’un est la cause de l’autre. Ce raisonnement de causalité existerait déjà chez des nourrissons de six mois (15). Il est utile et efficace : à partir d’un nombre restreint d’indices, il nous permet de donner du sens à ce qui nous entoure et de réagir de manière rapide et adaptée. Mais pour une étude scientifique, il est risqué de tenir compte seulement de 2 ou 3 éléments : il peut y avoir de nombreux autres facteurs collatéraux jouant un rôle important. Dans le cadre de la maladie Covid-19 par exemple, faire un rapprochement entre le faible nombre de morts en Suède et l’absence de confinement est trompeur : bien d’autres facteurs doivent être pris en compte, comme la densité de la population, la part des résidents en EHPAD, l’installation (brutale ou diffuse) de l’épidémie, l’esprit de collectivité dans la population, la comparaison avec les pays voisins de même culture. De la même façon, il n’est pas sérieux de comparer le risque de contagiosité dans le métro à celui retrouvé dans un bar. Certes, il y a des lieux clos et de la promiscuité dans les deux cas, mais d’autres éléments sont totalement différents : dans le métro, des gens proches, masqués, ne se parlant pas en général et restant peu de temps ensemble ; dans un bar, des gens proches, rapidement non masqués, se parlant et riant ensemble pendant un long moment et généralement de plus en plus fort au fil de la soirée. Donc, méfions-nous de nos conclusions trop rapides et avec des critères trop simplifiés.
  • Enfin, tout se complique avec notre éventuelle « illusion de tout savoir ». Les grands chercheurs, en fin de carrière, sont souvent enthousiastes des grands progrès dont ils ont été témoins, mais ils sont également très impressionnés par tout ce qu’ils ne savent pas encore. A l’inverse, lorsqu’il y a un manque réel de connaissances, on ne sait même pas qu’on ne sait pas et, du coup, on croit en savoir largement assez pour donner son avis, son opinion. C’est ainsi que dans le cadre de l’allaitement maternel en France par exemple, de nombreuses mères sont fréquemment confrontées à des professionnels leur donnant des conseils contradictoires, à l’envers de la physiologie, et parfois même de vrais diktats : l’allaitement étant très peu enseigné en faculté, chacun donne son propre avis en croyant savoir.

 

Mais ce n’est pas tout ! En plus de l’utilisation de ces processus intuitifs et inconscients, notre cerveau est plus étonnant encore. Alors que l’ordinateur travaille sur des données bien définies et très précises, l’esprit humain manipule plutôt des données floues et aléatoires (16). Il travaille avec la subjectivité, l’imaginaire, les illusions, les névroses, la recherche de plaisir, voire la démesure, bref avec tous les traits psychoaffectifs humains. Cette agitation irrationnelle est un piège, mais elle peut aussi fournir au cerveau un pouvoir innovateur, créateur, réorganisateur, auto-régénérateur, c’est-à-dire finalement une chance de progresser. Dans la mission Apollo pour la conquête de la Lune par exemple, la recherche scientifique a été largement aiguillonnée par le romantisme, la vanité, l’orgueil, le défi, la puissance politique, la concurrence avec l’Union soviétique de l’époque… Mais, finalement, à partir de ces facteurs psychoaffectifs, la recherche a formidablement progressé vers une meilleure connaissance de l’Univers.

Alors, puisque le monde est toujours perçu à travers le voile de notre subjectivité, puisque l’ambiguïté entre le « pensé » et le « réel » est inéluctable, comment réduire cette zone inconfortable ? L’esprit peut faire appel à des croyances, à des pressentiments, à des théories de tout bord : comme je le soulignais au début,

nous sommes là dans le domaine de « l’opinion » et cela ne nous fait pas vraiment avancer.

En revanche, il est possible d’élaborer des opérations empiriques et logiques : c’est le moteur essentiel de toute expérimentation qui peut conduire à « la connaissance » fondée sur des preuves.

 

Pour ce faire, la Science doit respecter certaines règles (1) afin de cheminer « objectivement » vers de nouvelles découvertes, puis d’en diffuser la connaissance vers la Société :

  1. La première règle est de savoir comment fonctionne notre cerveau pour appréhender intuitivement le monde. En effet, prendre conscience de tous les processus décrits plus haut nous permettra de maintenir notre vigilance et de mieux aborder la variabilité et la complexité des situations. Le but est de ne pas se faire piéger par nos raccourcis inconscients de raisonnement.
  2. La seconde règle sera de choisir les bonnes stratégies pour éclairer nos intuitions et corriger nos éventuelles erreurs. Par exemple, dans l’illusion de Fick citée plus haut, la mesure était une bonne stratégie : l’utilisation d’une règle graduée vous a permis de corriger votre première impression. Bien évidemment, dans la recherche, l’approche est plus compliquée et, chaque fois, il faut trouver les outils pertinents qui permettront de renoncer aux idées reçues et de limiter les erreurs. Pour nous, les profanes, « faire preuve d’esprit critique, c’est reconnaître les sources d’information qui s’appuient sur les meilleurs outils possibles (1) ».
  3. En 3è lieu, il est nécessaire de tester nos hypothèses en les mettant à l’épreuve de la réalité. Ce qui nous sépare du scientifique, ce n’est pas seulement un manque de moyens ou d’outils, mais beaucoup plus un problème d’attitude. Nous avons tous le souvenir de repas familiaux, ou entre amis, pendant lesquels les discussions s’enflamment sans que personne ne change son avis initial : nous avons souvent du mal à entendre des idées contraires à nos convictions. La Science, elle, est toujours prête à revoir ses théories, mais pas n’importe comment : toute nouvelle idée, toute nouvelle hypothèse sera mise à l’épreuve des expériences et des observations. Cela nécessite beaucoup de rigueur et de vigilance envers soi-même : limiter l’influence de ses préférences, résister à la tentation de vouloir confirmer son idée, n’accepter que les preuves tangibles, et parfois, s’apercevoir que son hypothèse n’était pas la bonne. Pour nous, dans notre vie quotidienne, rehausser notre vigilance et notre seuil de confiance nous permettra de ne pas être piégé par des produits miracles ou par des propos polémiques peu fondés. A propos de l’hydroxychloroquine par exemple, nous n’avons pas à « croire » si elle est efficace dans la Covid-19, mais plutôt à nous informer sur la véracité de cette information. Nous savons maintenant que les preuves n’ont pas été au rendez-vous (17,18). Sans s’en rendre compte, les défenseurs du Pr Raoult étaient plus dans la « croyance » de son charisme et de sa personnalité, plutôt que dans la véracité de ses propos. Nous n’étions donc plus dans la vigilance scientifique, mais dans la conviction émotionnelle, voire dans les propos passionnels.
  4. La 4ème règle est de parvenir à un consensus. Lorsque les scientifiques parlent de la même façon et confirment les mêmes informations, cela augmente notre confiance envers eux. Mais nous avons vu récemment que les discours peuvent être divergents, nous plongeant alors dans le doute. En fait, la connaissance scientifique n’est pas vraiment binaire : elle ne s’exprime pas catégoriquement en « vrai » ou en « faux » ; elle ne dévoile pas des vérités éternelles. Être scientifique, c’est l’art de se poser des questions et l’art d’être patient. Devant un phénomène nouveau comme la survenue d’une nouvelle pandémie par exemple, les recherches se multiplient, les hypothèses fusent, les avis se contredisent, puis petit à petit un consensus s’installe à partir de l’ensemble des études, même si celles-ci sont parfois contradictoires. C’est ainsi que se déroule le processus habituel de la Science : « elle gagne progressivement sa solidité et sa fiabilité par une lente accumulation de faisceaux de preuves » (1). Les débats entre chercheurs font partie du cheminement et parfois certaines connaissances passées peuvent être totalement remises en question. En médecine, les protocoles de soins sont le résultat d’un consensus au sein des sociétés savantes médicales et, avec l’évolution des connaissances, ces protocoles peuvent changer.
  5. Enfin, la 5ème règle sera la pédagogie. Il est important que la Science soit diffusée vers la Société afin que chacun puisse en profiter, afin que chacun puisse avoir des repères pour faire un choix éclairé dans sa propre vie. Cela soulève le problème de la transparence et du respect permanent des règles scientifiques : projet d’étude soumis à un comité d’éthique, observations partagées et reproductibles, comité de lecture par des experts, absence de conflits d’intérêts. Pour les profanes, cela nécessite d’accepter la complexité des situations et les nuances des discours. Les connaissances sont maintenant tellement spécialisées qu’il peut être utile de prendre un avis auprès de certains « experts de proximité » (1) :

pour la santé, ce seront les médecins.

Depuis 1992, ceux-ci disposent d’une « pyramide des preuves », un outil permettant d’évaluer la qualité d’une publication et le degré de confiance qu’on peut lui attribuer. Ainsi, il y a plusieurs niveaux de preuves, allant de la simple étude de quelques cas cliniques (niveau le plus faible) au test expérimental plus rigoureux sur une cohorte de cas, et jusqu’à la méta-analyse, niveau le plus élevé de certitude puisque celle-ci fait la synthèse de toutes les données scientifiques disponibles à un moment donné. C’est un peu le même principe qu’utilise le GIEC (19) pour les milliers d’études sur l’évolution du climat.

 

Certes, toutes ces explications ont été un peu longues. En fait, en comprenant mieux les mécanismes qu’utilise notre cerveau pour appréhender le monde, mais aussi en connaissant mieux les règles qui canalisent le difficile chemin de la Science, nous pouvons réaliser à quel point il est difficile de cultiver notre esprit critique : c’est un long travail de patience et de vigilance. Ici, critiquer ne veut pas dire attaquer ou reprocher, mais plutôt analyser afin de distinguer opinion et connaissance (1) :

  • Analyser en commençant par soi-même : que sais-je déjà sur le sujet ? mes connaissances sont-elles suffisantes pour que je puisse me prononcer vraiment ? pourquoi cette nouvelle information provoque en moi un rejet ou une adhésion ? suis-je en train d’être piégé par mes processus intuitifs, m’influençant alors vers trop de confiance, ou bien pas assez ?
  • Analyser, c’est aussi un dialogue à plusieurs, avec le souci d’identifier les sources, avec une recherche et une confiance auprès d’experts de proximité, d’enseignants, ou parfois auprès de journalistes scientifiques. Cela veut dire qu’il faut prendre du temps.
  • Analyser, c’est aussi être vigilant pour reconnaître les ressorts de l’émotion et de la partialité. Dans les fake-news, la démarche de communication est toujours à peu près la même : utilisation de leviers émotionnels négatifs, comme la peur ou les menaces de la situation ; stratégie persuasive avec des propos souvent péremptoires et avec une répétition de phrases anxiogènes ; mélange d’informations vraies avec d'autres qui sont fausses ou non vérifiées ; parfois des suggestions de mensonges, voire de complots, ou d’intérêts financiers de la part de l’État ou de laboratoires. L’ensemble est souvent enveloppé d’orgueil et de vanité : les auteurs ont le courage de vous dire la vérité, les autres sont incompétents et loin de la réalité. Les signataires sont parfois très nombreux, avec des professions sans rapport avec le sujet traité. Dans les fausses informations, on retrouve souvent l’ensemble de ces facteurs, mais parfois seulement un ou deux. Chez les annonceurs d'apocalypse et les arnaqueurs, le document se termine généralement par des propositions de produits naturels. Pire encore, ces derniers n’ont jamais fait leurs preuves et peuvent parfois être dangereux.

 

Pour conclure, certes le Coronavirus Sars-Cov-2 aura provoqué une pandémie grave et déroutante, mais il aura fait bien plus encore :

le coronavirus aura secoué et malmené les consciences ;

  • il aura réactivé des questions philosophiques et des interrogations existentielles qui existent depuis l’Antiquité et que nous avions tendance à oublier depuis ces dernières décennies :
  • Il nous révèle notre fragilité. Pendant des siècles, nous nous sommes persuadés que nous étions des Êtres supérieurs, le but ultime de l'Évolution. Notre orgueil nous a fait croire que le monde vivant était à notre service. A l’échelle du « Temps humain », le réchauffement climatique a été longtemps trop lent pour faire peur, mais le Coronavirus vient brusquement et violemment nous rappeler que nous sommes seulement un maillon du monde vivant.
  • Il bouscule et recadre notre imaginaire de la Mort. De la préhistoire jusqu’à la fin du 19ème siècle, l’espérance de vie à la naissance n’a presque pas changée : autour de 35 à 40 ans. Un grand bond en avant est survenu à partir des premières décennies du 20ème siècle (1) : la lutte contre les maladies infectieuses est devenue soudainement beaucoup plus efficace, grâce à la découverte des antibiotiques et des vaccins. Actuellement, la plupart des maladies infectieuses très graves de l’enfant ont disparu, pouvant faire croire à tort qu’elles sont anodines. A titre d’exemple, avant la découverte du vaccin de la rougeole en 1963, environ 2,6 millions de personnes mouraient à cause du virus chaque année (1), avec des épidémies majeures tous les 2 ou 3 ans. Par ailleurs, en quelques décennies, l’espérance de vie a augmenté d’environ 13 ans (20) grâce aux progrès gigantesques de la Médecine. De façon collective, nous avons oublié le monde d’avant, nous avons bouleversé notre rapport à la santé et nous avons fini par croire que la mort était devenue un simple échec de la Médecine. Toutes les générations d’autrefois savaient que, évidemment, la mort faisait partie de la « vraie vie ». Le coronavirus nous le rappelle.
  • Il bouleverse aussi notre rapport à la Science. Le grand public croyait que les savants savent. En fait, il a découvert que les scientifiques ne cessent de douter, voire de se contredire. Il faut du temps et beaucoup de travail pour arriver à un consensus. En plus, au fil des découvertes, la connaissance évolue et les informations changent. Dans une société dans laquelle chacun veut tout, tout de suite, il est troublant de vivre l’incertitude et d’être obligé d’attendre. Pas étonnant que certains se soient précipités en toute confiance sur des propos définitifs du genre « Fin de partie pour le coronavirus » (21), alors que nous étions seulement le 25 février 2020.
  • La Covid-19 nous rappelle aussi notre interdépendance et nous oblige à la coopération. Dans cette pandémie, s’agit-il de ma propre vie, faite d’intensité et soumise aux hasards des rencontres ? Ou bien s’agit-il de lavie des autres ? Nous sommes devant des choix cornéliens : en dénonçant la « dictature sanitaire » ou bien en optant pour le sauvetage de l’économie, quel que soit notre choix, il y aura toujours des répercussions sur des existences vulnérables, mais pas les mêmes.

Les débats autour de la Covid-19 ont parfois réactivé des comportements négatifs comme la soumission ou la rébellion, alors qu’il vaudrait mieux cheminer vers l’analyse, la prise de conscience, la compréhension et, finalement, vers la responsabilité : pas seulement pour soi-même, mais aussi pour le groupe social.

Et peut-être même que ce Coronavirus nous donnera l’opportunité de nous renforcer individuellement.

C’est parfois ce que l’on observe chez de nombreuses personnes, à long terme, après une lourde épreuve comme un accident, un deuil, une maladie grave. Après que le choc initial soit digéré, certain(e)s peuvent construire une nouvelle force intérieure, une relation aux autres et à soi-même plus intime, plus authentique, plus altruiste. Bousculée par l’épreuve, la Vie prend un autre sens, plus collectif et moins matérialiste : il devient possible de « prendre le temps » pour savourer « l’instant » et les émotions ressenties.

 

Dans une époque d’individualisme forcené, et parfois d’obscurantisme, ce serait de bon augure qu’il y ait des sursauts d’humanisme et que nous devenions, après la pandémie, plus forts et plus proches les uns des autres. Mais, pour évoluer, il faut aussi apprendre à cultiver notre esprit critique.

 

Marc Pilliot 

 

Post-scriptum :

Le meurtre du professeur Samuel PATY est survenu alors que je commençais à conclure cet article. Cette barbarie confirme à quel point il est nécessaire de développer l’esprit critique pour éviter l’endoctrinement religieux et l’obscurantisme. Croire à une religion est un acte intime avec soi-même.

Généralement, les religions font référence à des textes relatant des évènements à valeur symbolique, récit initiatique qui permettra à chacune et chacun de développer son humanité et sa spiritualité. Mais puisqu’il s’agit de textes très anciens, leur traduction peut varier selon les époques, en fonction de l’état d’esprit des sociétés. Ainsi quelques nuances, voire quelques symboles peuvent changer avec le temps. Certaines traductions peuvent même être truquées, permettant ainsi d’installer plus facilement la tyrannie de certains hommes de pouvoir.

C’est ainsi que le rôle de la femme a toujours été rabaissé dans toutes les religions monothéistes, puisque les traductions ont toujours été faites par des hommes.

C’est ainsi que les « islamistes terroristes » trahissent une religion musulmane humaniste et étouffent la conscience des musulmans.

C’est ainsi également que, dans la religion catholique, nous avons subi deux siècles d’Inquisition avec de nombreuses et redoutables mises à mort.

C’est pour cela aussi que les protestants, en France, ont été presque toujours pourchassés jusqu’à l’époque de la Révolution, les obligeant à vivre dans la clandestinité pendant plusieurs siècles.

Les principes de laïcité et de liberté de conscience viennent de ce passé-là. La laïcité n’est pas une opposition à la religion, mais un désir d’indépendance vis-à-vis de la religion. « Le mot d’intolérance est banni de notre langue » disait Rabaut Saint-Étienne (22), député protestant de Nîmes, qui participa à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, dont un article stipule : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi ». Dans le principe de laïcité, confirmé en 1905, il s’agit de soustraire la formation des esprits à l’influence du clergé et d’éduquer les futurs citoyens à faire usage de leur raison critique. Chacun a le droit de croire ou de ne pas croire. Brûlant d’actualité ! Et cela justifie encore plus cet article.

 

« Renoncer à sa liberté, c’est renoncer à sa qualité d’homme, aux droits de l’humanité, même à ses devoirs » (23).